La dure
Soit il y a concordance entre le temps de lÕhistoire et celui du rcit (on dit aussi isochronie ; le Titanic met deux heures couler, et nous aussi peu prs deux heures pour le regarder couler), soit il y a discordance (on dit aussi anisochronie). Ce dernier cas se complique, (retour la terminologie narratologique de Genette mais avec des simplifications), en trois cas :
Š la pause : le temps dÕun panoramique descriptif Š ou celui dÕun spot de publicit, comme dans Chobizenesse, qui en intgre quelques-uns Š le rcit musarde cependant que lÕhistoire est au point mort ;
Š le rsum : le rcit concentre en quelques instants ce qui a pris plus longtemps, on en a vu un exemple p. 22 avec la fin hilarante de Sportif par amour ;
Š lÕellipse : le film fait lÕimpasse sur un certain nombre dÕvnements ; que deviennent les adorateurs de King Kong cependant que leur redoutable idole fait le coup de poing Manhattan ?
L aussi la simplicit nÕest quÕapparente, et le passage au cinma peut sÕavrer dlicat. La dlimitation du quoi influe grandement sur son utilisation : il nÕy a isochronie durant le naufrage du Titanic que si lÕvnement est Ē le bateau coule Č, pas si lÕon considre les milliers de tragdies individuelles qui se nouent durant ces deux heures et propos desquelles le rcit se montre elliptique (on ne verra en dtails que celle de Rose et Jack). Un plan isol, mme nÕest pas garant de lÕisochronie, en tant quÕil peut peindre lÕvnement au ralenti ou en acclr (voir, p. 81). Mais le rcit peut insister plus ou moins sur le caractre elliptique de la narration : en montrant seulement le dbut et la fin dÕune action, le sentiment de Ē manque Č est en gnral plus prgnant que si le narrateur ne prsente que le Ē cĻur Č de cette action. Ė lÕchelle dÕune action individuelle, dÕun geste par exemple, la manire classique oscille entre deux solutions :
Š un seul plan (si lÕaction consiste pour le hros boutonner sa chemise, on verra tout, ou quelques boutons) ;
Š deux plans spars par un plan de coupe (boutons du haut ; eut sur autre chose, le visage ou une autre personne dans la pice ; boutons du bas).
La Nouvelle Vague a remis lÕhonneur la solution rejete ici, cÕest--dire lÕellipse exhibe (boutons du haut, cut, boutons du bas), avec effet de Ē saute Č dÕautant plus grand si la transition se fait sans raccord-mouvement[1].
Quant la taille des ellipses, le cinma a souvent recours au dialogue ou aux intertitres pour la prciser. Conan le barbare et Seul au monde prfrent la voix iconique pour montrer que les annes ont pass : la musculature du hros sÕest dveloppe de faon spectaculaire lÕoccasion dÕun cut cependant le second film ne lui fait pas confiance, et mentionne tout de mme un bon vieux Ē quatre ans plus tard ČÉ).
La frquence
Toujours les outils narratologiques mis au point par Genette, toujours trs simplifis. Il est possible de raconter une fois ce qui sÕest pass une fois, cÕest ce qui se produit la plupart du temps. Mais possible aussi de raconter plusieurs fois un vnement qui nÕa eu lieu quÕune fois dans lÕhistoire : Titanic raconte deux fois le naufrage ; Pulp Fiction deux fois lÕassassinat du tueur interprt par J. Travolta. Pour ces deux exemples, le spectateur a droit un supplment dÕinformations la seconde fois, mais le film peut purement et simplement reprendre les mmes plans. On peut galement parler de chevauchements (Jost et Gaudreault 1990) lorsque des parties de lÕvnement, seulement, sont montres plusieurs fois. Dans les films dÕaction, partir des annes soixante, il arrive frquemment quÕun vnement dÕune brivet juge peu reprsentative de son importance dans lÕhistoire (le hros est tu dÕune balle) ou de lÕargent quÕil a fallu dpenser pour le produire (lÕexplosion dÕune usine entire), se trouve reprsent deux ou trois fois de suite, trs rapidement, sous des angles diffrents. Cette spectacularisation de la violence peut aller jusquÕ multiplier non seulement les angles mais les vitesses de dfilement : les hros de Bonnie and Clyde et dÕElectra Glide in blue meurent ainsi plusieurs fois, au ralenti et vitesse normale.
Le film peut enfin, inversement, raconter une seule fois ce qui a eu lieu souvent. CÕest la gageure de lÕimparfait. Comment donner lÕimpression, lorsque le hros accomplit lÕaction lÕcran, quÕil lÕa dj faite des milliers de fois et que le rcit a choisi au hasard, dans cet ocan de rptitions, celle qui serait digne de paratre lÕcran ?
Souvent lÕnonciateur peut compter sur une voix off, mme si elle ne lit pas un texte lui mme crit lÕimparfait, comme dans La guerre est finie, o lÕimpression quÕil se droule sous ses yeux des choses habituelles est transmise au spectateur via le Ē monologue intrieur Č du hros :
Š Ē Tu es pass. Une nouvelle fois tu regardes la colline de Biriato. Tu retrouves la sensation un peu fade, lgrement angoissante, du passage. Tu as roul toute la nuit, ta bouche est dessche par le manque de sommeil, la fume du tabac. Tu franchis cette frontire une nouvelle fois dans la lumire frissonnante de petit matin Č.
Autre solution dans Amarcord, comme lÕindique son titre (Ē Je me souviens Č), Fellini tente sans ce recours un confrencier de narrer Ē lÕimparfait Č des souvenirs teints de la certitude que lÕon a parfois tant enfant que rien ne changera, ou tout le moins que tout revient de faon cyclique. Les squences dÕouverture et de fin se rpondent (clture de symtrie), les chanes causales sont lches, il nÕy a pas de hros principal, et mme les deux seuls vnements irrversibles du film (la mort de la mre et le mariage de la Gradisca) ne donnent pas vraiment lÕimpression du Ē pass simple Č de lÕvnement qui nÕarrive quÕune fois.
[1] D. Bordwell signale que ce genre de Ē sautes Č avait dj t utilis par Mlis puis les ralisateurs sovitiques des annes vingt, mais non analys comme tel pour diverses raisons. Ē Ce nÕest gure avant 1960 que les spectateurs et les critiques cinmatographiques reconnurent explicitement la ŅsauteÓ comme un choix stylistique Č (1986 : 87). Inversement, le film peut travailler dissimuler la saute, celle-ci valant comme trace dÕune Ē manipulation Č du profilmique. Par exemple : la faveur de lÕarrt momentan de la camra on a fait sortir lÕacteur de la cabane o il tait entr avant quÕelle nÕexplose (Chantons sous la pluie), les deux plans ainsi tourns tant censs nÕen plus constituer quÕun la projection (mais dans le cas de Chantons sous la pluie, la cabane tant entoure dÕherbes agites par le vent, la saute est perceptible ; inutile de dire que lÕge de la retouche numrique rend cette problmatique obsolte).